Extrait d’une interview-radio (France-Culture) de Mireille Delmas-Marty pour la sortie de son livre « Les forces imaginantes du droit (1) :

« J’ai emprunté le mot « imaginant » à Gaston Bachelard, dans « L’eau et les rêves », où il commence toute sa réflexion sur, justement, ce qu’il appelle « les forces imaginantes de l’esprit ».
C’est quelque chose qui m’a fasciné parce qu’au fond, il se demande ce qui met l’esprit en mouvement. Alors, il dit qu’il y a deux axes aux forces imaginantes de l’esprit :
– il y a l’axe qui creuse, qui approfondit, qui recherche les racines, qui travaille sur la continuité. Transposé au droit, je dirais c’est l’histoire du droit, de chaque famille juridique, de chaque système de droit, les familles de common law, des familles du droit romano-germanique, sur le continent européen.
– mais il y a aussi un autre axe, aussi important, c’est le surgissement, c’est la discontinuité, l’inattendu, l’inespéré. Et dans le domaine juridique, en effet, il y a de temps en temps des surprises.

La Déclaration Universelle des Droits de l’homme, d’une certaine manière, ce n’était pas prévu. On était parti sur l’idée d’une Déclaration internationale, elle est devenue universelle en cours de route. Elle a failli perdre son caractère universel au moment de la Conférence de Vienne quelques années plus tard. Et finalement elle est restée en l’état, et elle a produit toute une série de conséquences qui sont des processus transformateurs plus que des concepts fondateurs.

L’inespéré, par exemple, cela a été la création de la Cour Pénale Internationale (CPI) dont on rêvait depuis l’après-guerre, depuis Nuremberg et qu’on a créé finalement à Rome en 1998. On a dit : « mais les États ne vont jamais ratifier… ».
Depuis lors, plus de cents États ont ratifié un texte qui permet même de poursuivre un chef d’État en exercice (ex : le président soudanais).
La CPI a commencé à lancer des poursuites, alors… quand on entre tout simplement dans la réalité, ce n’est pas toujours simple : la voie n’est pas toute droite, elle n’est pas linéaire. Cette Cour, elle existe certes, mais quand elle a lancé un mandat d’arrêt contre un chef d’État en exercice, elle s’est heurtée au réel : il n’y a pas de police mondiale pour exécuter le mandat d’arrêt, et les États africains ne sont pas très disposés à le faire non plus.
Il y a une confrontation permanente entre ce qui bouge et qui arrête, ce qui bloque, ce qui recule, et chaque fois on a besoin des forces imaginantes pour trouver des réponses, pour trouver des nouvelles catégories, des nouveaux concepts, des nouvelles métaphores, des nouveaux principes, pour répondre à l’inédit, à ce qui a changé et qui change très vite.

(1)  » Les forces imaginantes du droit  » Ed. du Seuil- Coll.  » La couleur des idées «  – 2011
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(Cf. le livre « Des droits qui dérangent ? « , édité sur Amazon, en version digitale et en version papier : https://urlr.me/DHvmnJ )